Elle sifflotait un air de fête tout en regagnant le village le plus proche.
Derrière elle, régnait un silencieux chaos. Les flammes avaient gagné la charpente en bois de la chapelle, les sœurs couraient en tout sens pour éteindre l’incendie, la mère priait ses grands dieux de sauver ce qui pouvait l’être.
La candeur sur le visage de cette joviale marcheuse ne laissait pas deviner qu’elle venait de priver un couvent de sa plus précieuse relique.
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« […] car c’est sous le regard du grand Silencieux que tu fais aujourd’hui le deuil des mots expirés, des paroles susurrées, des phrases […] »
La voix de la mère du Silence résonnait jusqu’à l’extérieur de l’imposante chapelle, si bien que quiconque se trouvait dehors, dans les dortoirs qui jouxtaient la grange ou dans le potager pouvait distinctement entendre le sermon.
« […] tu combleras le vide du silence par les agapes de la connaissance et tu seras […] »
Cela dit, personne ne se trouvait à l’extérieur. Toutes étaient réunies dans l’enceinte de la chapelle. Un édifice massif, sculpté dans le bois clair de la région. Sur des bancs, disposés en cercle, les sœurs priaient et écoutaient le discours dans un silence religieux. Toutes vêtues d’une tunique brune retenue à la taille à l’aide d’une ceinture en fil d’or, leurs cheveux étaient cachés sous un voile de couleur idoine.
Au centre, sur l’estrade, la novice était à genou devant une femme d’âge mûr, aux traits tirés et au regard sévère. Elle posait une main fripée et tremblante sur un coffre de bois scellé dans le sol. On disait qu’il contenait une précieuse relique de Sylfaen, mais personne n’avait osé le vérifier sinon la mère du Silence qui en défendait l’accès.
« […] la parole est d’argent mais le silence est d’or. Parlez maintenant pour renoncer ou taisez-vous à jamais. »
Pas un bruit ne se fit entendre, pas même un insecte, pas même le vent. La cheffe spirituelle acquiesça, sœur Sabine faisait maintenant partie de la communauté. Le rituel achevé, chacune repartie vers ses activités. Qui au potager à récolter les légumes, qui à la grange à ranger la paille fraîchement arrivée, qui au dortoir à changer les bougies.
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Le bruit des essieux mal entretenus s’était déjà fait entendre depuis cinq bonnes minutes. Il faut dire qu’une fois le petit pont franchi, tous les sons rebondissaient sur les collines alentours et finissaient fatalement par perturber la quiétude du couvent de Sylfean. Pourtant, malgré l’avertissement sonore, pas une sœur ne fut là pour accueillir le fils du meunier et sa charrette. Seule sœur Sabine, la novice, s’était dégagée des toufunes de la basse-cour pour aller à la rencontre du jeune homme. Comme ses consœurs, elle portait son austère toge brune et les sandales assorties. Mais elle avait quelque chose en plus. Une grâce, une légèreté dans le pas qui donnait l’impression qu’elle marchait sur des coussins d’air. Elle s’arrêta au niveau du livreur, un sourire illuminant son visage et ses yeux azurs. Elle murmura, elle susurra si bas que le garçon eut du mal à l’entendre : « Puis-je vous aider ? »
Qu’avait-elle fait là ? Du bout de la cour, observant la scène depuis le perron de la chapelle, la mère du Silence s’élança d’un pas résigné en direction de l’apprentie. Elle se planta à son niveau et lui assena une violente claque sur la joue droite. Elle s’avança plus encore en chuchota à son oreille : « N’oubliez pas vos vœux, sœur Sabine. JE suis la seule à pouvoir parler lorsque nécessaire. Filez dans vos quartiers sans attende. Votre punition tombera ce soir. »
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Le repas avait été pris dans le plus grand des calmes. Il était constitué d’une soupe de différents légumes de saison, d’un œuf dur ainsi que d’un morceau de pain de seigle. La pitance avalée, chacune attendait l’ordre de la mère du Silence. Toutefois, celui-ci ne vint pas. Au lieu de ça, elle sortie sur la table, une fiole grisâtre. Chacune savait ce que cela signifiait et tous les regards se tournèrent vers la novice.
« Pour avoir quitté la route que nous suivons toutes et désobéit aux commandements primordiaux, vous serez privée de nourriture sept jours durant à compter de demain. Et pour vous aider à tenir vos engagements… »
La mère attrapa un gobelet d’eau et versa une larme du contenu de sa fiole grise dedans. Elle s’avança d’un pas lourd vers la pénitente et posa le récipient sur la table en bois de chêne.
« Bois. »
La jeune âme avala le liquide en quelques longues gorgées. Elle sentie ses cordes vocales se serrer, se crisper au passage de la boisson. S’en était presque douloureux. Elle n’osait pas cirer, pas émettre un son. Et quand bien même l’aurait-elle voulu, elle n’aurait pas pu. La potion de la mère du Silence était puissante et pouvait priver quelqu’un de sa voix durant des jours entiers.
Sur ordre de la mère, et pas avant, chacune repartie vers son lit, trouver la quiétude du sommeil. Sœur Sabine et la mère du Silence – qui autrefois était connue comme Sœur Nadine – avaient une chambre mitoyenne. Ainsi, elles arrivèrent en même temps à leur porte. La mère entrouvrit la sienne et se retourna pour souhaiter la bonne nuit à son apprentie. Cette dernière, péchant par curiosité, ne put se retenir d’observer l’intérieur de la chambre. Une pièce austère dont elle ne voyait qu’un lit en bois clair et une table de nuit. Une table de nuit bancale et sale. Une table de nuit telle qu’on pourrait en voir dans des maisons paysannes abandonnées. A part une petite zone ronde plus claire sur le dessus, le reste de ce meuble était envahi par la poussière et peut-être même les araknes. Elle n’imaginait pas la mère aussi négligente et cela attira plus encore sa curiosité.
« Bonne nuit, Sœur Sabine. » lança la vieille femme de sa voix grinçante.
Les portes se refermèrent.
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Voilà plus de deux semaines que Sœur Sabine faisait preuve d’un comportement exemplaire. Aussi, elle fut autorisée à accompagner Sœur Sophie au village pour aller y chercher le pain. Elles arrivèrent donc à Pont-Orris et laissèrent leur charrette chez le boulanger. Le temps du chargement, elles partirent se promener un peu. Sœur Sophie alla s’adonner à son petit plaisir qui consistait à aller écouter les ragots des voyageurs à l’auberge des Quatre Boucliers. Sœur Sabine préféra prendre la route du moulin.
A quelques kamètres de la ville, sur une petite colline, elle n’eut pas de mal à trouver cet imposant bâtiment ainsi que le fils de meunier. Elle s’approcha de lui avec son plus tendre sourire.
« Bonjour, tu te souviens de moi ?
– Euh… oui. Mais v… vous parlez ?
– Eh bien ça sera notre petit secret, lui susurra-t-elle en plaçant son index sur la bouche du jeune homme. »
Le pauvre garçon en devint tout rouge et encore plus bégayant.
« Dis-moi, comment t’appelles-tu ?
– O…O…Olivier.
– Olivier. Je m’ennuis seule sur ma colline et, elle fut prise d’un petit rire niait, je t’aime bien. Voudrais-tu venir dîner avec moi, ce soir ? »
Le jouvenceau acquiesça vivement. Aussi, il fut convenu qu’ils se retrouveraient dans la grange vers vingt-deux heures, elle amenant la nourriture et lui une eau-de-vie de pomme, l’alcool étant défendu au couvent.
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A vingt-deux heures exactement, Olivier poussa la porte de la grange, sa bouteille à la main. L’obscurité régnait dans la bâtisse et ne lui permettait pas de distinguer ce qui se trouvait devant lui. Au bout de quelques secondes, ses yeux s’étant habitués, il aperçu une petite lueur dans ce qui semblait être un box vide. Il s’en approcha, entra et trouva une bougie posée au milieu d’un pique-nique.
Interrogé, plus tard, par Charlot Kolms, il dira ne pas se souvenir. Ne pas savoir d’où était venu le coup, ni même se rappeler ce qu’il faisait là. La seule chose dont il se souvenait, c’était Sabine.
Le fait est que le coup vint et eut pour conséquence de plonger le jeune homme dans l’inconscience. Il s’affala près du repas tandis que l’ombre derrière lui lâchait sa pelle pour se saisir de la bougie et de l’alcool de pomme. L’ombre, qui ne s’appelait sûrement pas Sabine mais qui était connue comme telle, fila ensuite à la chapelle.
Elle entra et se dirigea vers le coffre en bois scellé qui contenait la relique. Autour de ce dernier, elle avait soigneusement placé la paille des tofunes – qui dormaient maintenant à même le sol – et l’arrosa abondamment d’eau-de-vie. Pour achever son plan, elle prit une grande inspiration et laissa choir la bougie dans un geste exagérément théâtrale. Le tout n’ayant aucun mal à s’enflammer, elle sortit du lieu de prière et hurla du plus fort qu’elle put : « AU FEUUUUUUUUUU ! » Voyant, finalement les volets des dortoirs s’ouvrir, elle alla se cacher dans la grange.
Toutes les sœurs sortirent, en proie à la panique. La mère ordonnait qu’on trouve des seaux, qu’on aille au puit et qu’on s’active. On courait en tous sens mais dans un parfait silence, pour le plus grand plaisir de la voleuse qui retourna discrètement dans sa chambre en passant par la fenêtre. De là, elle alla dans celle de la mère qui, dans l’urgence, avait laissé sa porte ouverte.
Elle trouva, sans surprise, sur la petite table de nuit, la fiole grisâtre qu’elle convoitait tant. S’en saisissant, elle sortit tout naturellement par la porte, passa dans le chaos de la cour avec une grande sérénité et s’en alla sur la route en sifflotant un air de fête tout en regagnant le village le plus proche.